Le relèvement du seuil à 40 000 euros HT : une fausse bonne idée ?
Le décret n° 2019-1344 du 12 décembre 2019 modifie certaines dispositions du code de la commande publique relatives aux seuils et aux avances.
Le décret n°2019-1344 12 décembre 2019 modifiant certaines dispositions du code de la commande publique relatives aux seuils et aux avances vient, notamment, relever le seuil de dispense de procédure marchés publics de 25 000 à 40 000 euros HT.
Ce relèvement, qui vise plusieurs objectifs, n’entraine pas nécessairement une simplification des règles de la commande publique. De plus, l’évolution du cadre règlementaire vers des règles plus souples peut avoir un impact limité au regard du temps d’intégration des nouvelles règles et de l’adaptation des pratiques à ces règles du côté des acheteurs publics. Enfin, il semble que certains impacts n’ont pas été identifiés dans la fiche d’impact général du projet de décret.
1 – Les objectifs visés
1.1 Simplifier la contractualisation pour des besoins de faibles montants
Le relèvement du seuil a pour objectif de faciliter la vie des acheteurs publics en simplifiant la contractualisation des besoins d’un montant inférieur à 40 000 euros HT (sous réserve de la computation des seuils).
Par simplification, on entend une processus administratif allégé permettant une contractualisation plus rapide car « l’acheteur est dispensé de toute procédure de mise en concurrence et peut contracter, de gré à gré, avec un opérateur économique pour satisfaire à ses besoins »[1] de fournitures courantes, services et travaux.
Toutefois, on peut légitimement s’interroger sur la pertinence de traiter avec un même seuil (national) les achats de fournitures courantes et services, d’une part, et les travaux, d’autre part, alors que les seuils (européens) pour les procédures formalisées sont différents pour ces mêmes catégories d’achat. En effet, il nous semble que 40 000 euros HT de fournitures courantes et de travaux ne sont pas tout à fait équivalents d’un point de vue opérationnel pour les acheteurs publics et d’un point de vue économique pour les entreprises et, notamment, les PME.
1.2 Faciliter l’accès des PME à la commande publique
Outre la simplification pour les acheteurs publics, le relèvement du seuil doit également faciliter l’accès à la commande publique pour les PME. En effet, selon l’Observatoire Economique de la Commande Publique (OECP), le taux de PME dans la commande publique était de 61% en nombre mais « seulement » 32% en valeur en 2018.
En faisant passer le seuil de dispense de procédure de 25 à 40 000 euros HT, l’objectif est de « rendre le droit de la commande publique plus simple et plus accessible permettant ainsi aux entreprises, et notamment aux PME, d’oser candidater à l’attribution de marchés publics »[2] et, peut-être, de gagner des marchés auprès de l’Etat, des collectivités locales et des hôpitaux.
Toutefois, et comme l’indique M. Pierre-Ange Zalcberg, Directeur juridique adjoint de l’Etablissement français du sang (EFS) « Il y a pourtant matière à tempérer les enthousiasmes autour de cette mesure »[3]. En effet, sans être contraire à la règlementation, les pratiques des acheteurs publics ne sont pas toujours en adéquation avec l’esprit des textes : règles internes plus contraignantes que la règlementation en vigueur (ex : seuil « interne » à 4 000 euros HT), signature électronique de l’offre, non versement d’avances forfaitaires ou des délais non déraisonnables pour remettre l’offre. Au-delà de ces pratiques, certains acheteurs publics ne facilitent pas l’accès des PME à la commande publique en ne réglant pas les opérateurs économiques dans les délais règlementaires et ne veulent pas payer les intérêts moratoires (qui sont de droit).
Plutôt que de changer la règle, il serait plus pertinent de faire évoluer les mentalités et les pratiques des acheteurs publics en les accompagnant vers une professionnalisation du métier et les inciter à adopter des bonnes pratiques et à respecter les « règles de base » de la commande publique.
Au-delà des objectifs internes, le décret n°2019-1344 vise à aligner le seuil français dans la moyenne des seuils européens.
1.3 Tendre vers la moyenne des autres États membres
Le dernier objectif visé par le décret est d’aligner le seuil (national) avec la moyenne des seuils des autres pays de l’Union Européenne. En effet, dans la fiche d’impact général du projet de décret, il est précisé qu’« en augmentant ainsi le seuil de dispense de publicité, la France se situera au niveau de la moyenne des autres Etats membres de l’Union européenne pour les marchés de services et largement en-deçà pour les marchés de travaux ». Cet argumentaire est illustré par un tableau détaillé illustrant les différents seuils pour chaque pays.
Force est de constater que la plupart des pays pratiquent la différenciation des seuils entre les fournitures courantes et services et les travaux. A titre d’exemple, l’Estonie a un seuil de 40 000 euros HT pour les fournitures courantes et services (comme en France depuis le 1er janvier 2020) mais un seuil fixé à 250 000 euros HT pour les marchés de travaux. Pour faciliter l’accès des TPE et PME (ex. : artisans) à la commande publique, il aurait été plus pertinent de relever le seuil des marchés de travaux et de maintenir le seuil des marchés de fournitures courantes et services à 15 000 euros HT par exemple.
Bien évidemment, la contractualisation d’un marché public sous ce nouveau seuil reste encadrée par le respect des principes de la commande publique qui s’appliquent dès le 1er euro d’achat.
2 – Le cadre règlementaire
2.1 Respect des 3 grands principes de la commande publique
Le relèvement du seuil à 40 000 euros HT ne dispense pas les acheteurs publics de respecter les 3 grands principes de la commande publique à savoir la liberté d’accès, la transparence des procédures et l’égalité de traitement des candidats.
Plus précisément, l’article Article R2122-8 du code de la commande publique dispose que « l’acheteur veille à choisir une offre pertinente, à faire une bonne utilisation des deniers publics et à ne pas contracter systématiquement avec un même opérateur économique lorsqu’il existe une pluralité d’offres susceptibles de répondre au besoin » [4].
La fiche explicative de la Direction des Affaires Juridiques (DAJ) de Bercy précise que ces pratiquent « impliquent que l’acheteur ait une bonne connaissance du marché économique et des pratiques des professionnels du secteur » à travers des opérations de sourcing sans pour autant introduire des nouvelles « mesures de publicité ou de mise en concurrence que les textes n’imposent plus ».
Il convient de noter que si l’article R2122-8 du code de la commande publique figure dans la section 1 « Marchés passés sans publicité ni mise en concurrence en raison de leur montant ou de leur objet », la pratique des acheteurs publics sera surement différente car ils continueront de demander des devis aux opérateurs économiques pour comparer les offres entre elles. Sans prendre clairement position sur cette pratique, la fiche de la DAJ vient confirmer qu’il s’agit d’une pratique acceptable : « la pratique des « trois devis », si elle n’est pas obligatoire, constitue en effet un outil efficace pour s’assurer que la commande est pertinente ».
Toutefois, on peut s’interroger sur la pertinence de cette pratique qui consiste à (re)créer une mise en concurrence entre plusieurs opérateurs économiques sous le seuil de 40 000 euros HT.
Au-delà des pratiques opérationnels des acheteurs publics, l’application d’un tel seuil nécessite une computation objective des besoins afin de déterminer la procédure applicable.
2.2 La computation des seuils
L’acheteur public doit calculer la valeur estimée du besoin afin d’identifier la procédure de marchés publics qui doit être mise en œuvre : il s’agit de l’étape de la computation des seuils.
En effet, en matière de marchés publics de services et de fournitures courantes par exemple, l’acheteur, pour déterminer la valeur estimée de son besoin, doit prendre en compte la valeur totale des produits ou services susceptibles d’être regardés comme « comme homogènes soit en raison de leurs caractéristiques propres soit parce qu’ils constituent une unité fonctionnelle » [5].
Par conséquent, le seuil de 40 000 euros HT n’est pas un « forfait maximum à dépenser » pour répondre à un besoin quel qu’il soit mais un montant maximum pour faire un achat en dispense de toute procédure pour une famille d’achat donnée représentant un ensemble de produits et services homogènes (ex. les gommes et les stylos à bille dans la famille achat « fournitures de bureau »).
L’acheteur ne doit pas « saucissonner » ses besoins pour se retrouver sous le seuil de dispense de procédure, seuil qui déclenche également une obligation de publication des données essentielles.
2.3 Publication de certaines données essentielles
Pour une question de cohérence des seuils (internes) en matière de marchés publics, le décret n°2019-1344 vient aligner le seuil d’application de l’obligation de mise à disposition des données essentielles des marchés publics sur le profil d’acheteur prévue à l’article R. 2196-1 du code de la commande publique de 25 à 40 000 euros HT.
Désormais, entre 25 et 40 000 euros HT, les acheteurs publics ont deux possibilités :
– Soit respecter volontairement l’obligation prévue à l’article R. 2196-1du code de la commande publique
– Soit publier, au cours du premier trimestre de chaque année, sur le support de leur choix, la liste de ces marchés conclus l’année précédente en précisant leur date de conclusion, leur objet, leur montant, le nom du titulaire et sa localisation.
Selon la fiche générale d’impact du projet de décret, l’objectif visé est par cette modification est de « limiter les charges pesant sur les acheteurs dans la mesure où ceux-ci pourront publier directement sur leur site internet la liste de ces marchés ».
Force est de constater que cette nouvelle règle vient plutôt complexifier un sujet qui est encore peu maitrisé par les acheteurs publics à ce jour en créant potentiellement deux régimes applicables.
Au-delà des impacts internes du décret n°2019-1344, force est de constater que la fiche général d’impact n’a pas apprécié les autres impacts susceptibles d’être engendré par le relèvement du seuil de dispense de procédure.
2.4 Les impacts non identifiés du relèvement du seuil
Comme nous l’avons vu, la fiche d’impact général du décret justifie en partie le relèvement du seuil à 40 000 euros HT comme vecteur pour faciliter l’accès des PME à la commande publique ; elle n’aborde à aucun moment les impacts d’une telle mesure au regard de l’appétit des GAFAM[6] et autres BATX[7].
En effet, le relèvement du seuil à 40 000 euros HT créé un véritable « boulevard » pour ces entreprises. Le nombre de produits référencés sur certaines plateformes numériques permet déjà de répondre à une partie des besoins des acheteurs publics (fournitures de bureaux, mobiliers de bureau, consommables informatiques…). Ce nombre important combiné à l’expérience client qui est devenu le standard de l’E-commerce (traçabilité des produits, délais de livraison, SAV) va nécessairement inciter certains acheteurs publics à solliciter ces entreprises pour la satisfaction des besoins de faibles montants au moins dans un premier temps [8]. On peut donc douter sur le fait que les PME du secteur des fournitures courantes soient à court terme les principales bénéficiaires du relèvement du seuil de dispense de procédure.
Le positionnement de ces acteurs dans la commande publique peut apparaitre comme contradictoire avec les objectifs européens et nationaux en matière d’achat public responsable et, notamment, en matière d’économie circulaire, d’éco-conception de produits, d’insertion sociale ou encore de limitation des émissions de CO2 [9]. L’imposition de clauses relatives à l’économie circulaire et/ou à l’insertion sociale pourra être un moyen d’atteindre ces objectifs [10] tout en limitant la pénétration de ces acteurs dans les prochaines années.
Si les acheteurs publics publient leurs données de marchés publics en open data, nous pourrons d’ici quelques années mesurer une partie des impacts du décret n°2019-1344. En tout état de cause, la commande publique va certainement vivre une (r)évolution dans les prochaines années avec l’apparition de ces nouveaux acteurs.
[1] Paragraphe 2.1 de la fiche d’impact général du décret modifiant le code de la commande publique
[2] Paragraphe 1.1 de la fiche d’impact général du décret modifiant le code de la commande publique
[3] Tribune dans Achatpublic.info du 12 décembre 2019
[4] Fiche explicative « Décret n° 2019-1344 12 décembre 2019 modifiant certaines dispositions du code de la commande publique relatives aux seuils et aux avances »
[5] Article R2121-6 du code de la commande publique
[6] GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft
[7] BATX : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiami
[8] Pour mémoire, Amazon a commencé avec la vente à distance de livres
[9] Amazon mis en cause par ses propres employés, notamment pour son empreinte carbone https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/01/27/amazon-mis-en-cause-publiquement-par-ses-propres-employes_6027316_4408996.html#xtor=AL-32280270
[10] Achats publics : en 2021, il faudra, sauf impossibilité, prévoir des clauses relatives à l’économie circulaire https://blog.landot-avocats.net/2020/01/13/achats-publics-en-2021-il-faudra-sauf-impossibilite-prevoir-des-clauses-relatives-a-leconomie-circulaire/